Ravi de te revoir, connasse.

Hypnos fixait, incrédule, le billet d'avion qu'il tenait entre ses mains depuis plusieurs minutes désormais. Münich. Un centre culturel aussi passionnant qu'un film d'amour et assurément l'une des raisons pour lesquelles il se retrouvait mu d'une forte envie de tout simplement déchirer ce billet. S'il avait eu le choix, il aurait préféré se rendre en Finlande, éventuellement s'enfermer dans sa chambre, chez sa grand-mère, et prétendre ne pas l'avoir entendue lorsqu'elle l'aurait appelée pour le dîner. Au lieu de quoi, voilà qu'il se retrouvait à se préparer pour une semaine entre collègues qu'il sentait déjà catastrophique.

« C'est pour notre habituel voyage de fin d'année, alleeeeer ! De toute manière les bureaux seront fermés et tu ne pourras pas travailler. »

Il n'avait pas plus cherché à argumenter mais il n'acceptait pas spécialement cette idée non plus.
L'Allemagne ne lui faisait pas plus envie que les raisons pour lesquelles il devait s'y rendre et, de fait, il retarda au maximum le moment où il devrait se rendre jusqu'aux portes de contrôle.
Une heure qu'il attendait dans l'aéroport, ravi d'avoir décidé de partir un jour après ses collègues, et il ne semblait pas plus heureux qu'au moment où son billet lui avait été donné.

Calme mais blasé, Hypnos se redressa donc afin de se rendre jusqu'aux portes et s'arrêta naturellement lorsqu'une petite silhouette se risqua à manquer de respect à un vigile, devant lui. Si l'altercation ne le fit pas broncher, il haussa légèrement les sourcils lorsque l'une des deux voix parvint jusqu'à son oreille et en ignora totalement l'intervention à son égard.

« Parce que c'est plus poli. Et si vous ne savez pas ce qu'est la politesse, demandez donc au jeune homme derrière vous. »

Va crever.

« Avant d'agiter ta politesse dégueulasse, ferme ta gueule. »

Son visage reprit son habituelle sérénité et il passa les portes sans le moindre regard au vigile, lorsque ce fût son tour. Quelques secondes. Il ne lui fallût que quelques secondes pour remettre un visage et un nom sur l'insolente qui était passée avant lui et il laissa un imperceptible sourire amusé étirer ses lèvres, lorsqu'il s'en approcha.

« Tu es de bonne humeur, il semblerait. » releva-t-il dans un Islandais parfaitement maîtrisé. « Ravi de te revoir, elskan. »

Ravi de te revoir, connasse.

« De même. J’ignorais que l’Allemagne t’intéressait, ástin mín. »

La remarque lui fît brièvement hausser les épaules.

« Je l'ignorais aussi. »

Il n'était pas plus intéressé par l'Allemagne que par n'importe quel autre pays.
En réalité, il se fichait même un peu de l'idée même de poser les pieds sur le sol germanique, mais ce n'était pas comme si on lui avait laissé le choix. Son billet avait été payé, et il n'avait pas le temps ni l'envie de voir ses collègues venir le chercher chez lui pour l'obliger à les accompagner. Au pire des cas, il passerait tout simplement ses vacances enfermé... ou en compagne des jolies fesses de Skaði.
La seconde option lui sembla la plus alléchante et il lui emboîta calmement le pas lorsqu'elle se mit en route vers leur porte d'embarquement, les yeux rivés sur sa silhouette.
Quelque chose avait changé. Mais quoi ?

« Mais ferme ta gueule le pas-content et décales-toi... »

Aaah, Skaði. Toute de douceur et de fermeté. De tendresse et de délicatesse. De savoir vivre et de raffinement. Tant même qu'il en sourit lui même sans prendre la peine de réagir lorsqu'elle glissa sa tête contre son épaule, sans la moindre gêne. Pourquoi en aurait-elle de toute manière ? Ils avaient échangé plus que de simples formalités et, s'il n'y avait rien d'étrange entre eux, Skaði était assurément la seule femme ayant partagé son lit avec qui il entretenait désormais une relation plus ou moins... amicale. Si tant était qu'on puisse considérer des « Tu me fais chier. » « Toi aussi chéri, va crever. » comme des insultes amicales.  

« Qu'est-ce qui a fini par te faire sortir de ton trou ? » marmonna-t-il finalement après quelques minutes en glissant les bout de ses doigts dans ses cheveux. « Ne me dis pas que c'est le travail, je ne te croirai pas. »

Il ponctua ses mots d'un léger soupir. Désabusé et pourtant cruellement certain que c'était bien ce qu'il pensait. Skaði ne bougeait jamais sans une raison valable. Et il n'en voyait aucune à part ses obligations professionnelles et sa famille... qui en l'occurrence n'était pas avec elle.

Ravi de te revoir, connasse.

« Auquel cas je te dis juste que mon oncle a frappé. »
« Surprenant. »

Elle était donc réellement là du fait de sa famille. Enfin... si tant était qu'il puisse appeler ça de cette façon. S'il était loin d'être en mauvais terme avec la sienne, Hypnos avait néanmoins une vision de la famille aussi curieusement conceptuelle que parfaitement relative et ne faisait pas le moindre effort pour changer ce fait. Il en oubliait même totalement l'existence de son frère jumeau, parfois. Pourtant cruellement bruyant. Indiscret. Beaucoup trop joyeux et exubérant.

Ses doigts dans la chevelure immaculée de Skaði remontèrent jusqu'au sommet de son crâne et il entreprit distraitement de la masser en s'emparant de son propre portable, de sa main de libre. Lui ? Attentionné ? Non. Mais il s'ennuyait et toute façon d'occuper ses mains était bonne à prendre.

« Et toi, tes collègues t’ont traîné à Berlin pour te saouler ? »

Hypnos laissa un petit sourire serein prendre possession de ses lèvres. Le mot était parfaitement choisi, au moins autant que ses sous-entendus, telle qu'il la connaissait.

« J'avais déjà mon billet dans les mains quand j'ai tenté de refuser. »

Son regard se glissa brièvement sur l'écran de Skaði et il résista un court instant à l'envie de lui faire perdre quelques mouvements. Non. Mauvaise idée. Skaði était une sauvage sûrement capable de le décapiter avec les dents pour un ou deux mouvements perdus. Et s'il se savait parfaitement capable de se défendre, il n'avait pas spécialement envie de se retrouver avec des traces de crocs incrustées dans sa peau à vie.

Plus ou moins ennuyé, Hypnos reporta alors finalement son attention sur son propre smartphone, téléchargea le jeu relativement ridicule auquel elle jouait et entreprit de se lancer lui-même dans un challenge qui impliquait d'arriver le plus loin possible sans perdre la moindre vie.
Il atteignait le niveau vingt, lorsqu'une petite voix criarde le sortit brusquement de sa concentration.

« Excusez-moi mais votre petite amie occupe un peu trop de place et mon père est handicapé. Ce serait trop vous demander que d-- »
« Chérie, ton derrière. » marmonna-t-il avec une neutralité consternante sans pourtant prendre la peine de lui-même bouger.

Il entendait d'ici la réponse de Skaði, visualisait sans mal le sourire insolemment agaçant qui étirerait sa bouche. Et l'éventualité même suffit à légèrement le faire rire.

Ravi de te revoir, connasse.

Comme il l'avait prévu, la réponse de Skaði n'était absolument pas pour lui déplaire.
Elle n'avait pas changé. Son insolence demeurait la même, sa vulgarité demeurait la même. La Skaði qu'il avait connue et qu'il appréciait se tenait bel et bien à côté de lui et il inclina doucement la tête à cette constatation. On ne change pas une équipe qui gagne, comme ils disent.

Satisfait de voir que le temps n'avait pas altéré ce qu'elle était, Hypnos écouta l'échange d'une oreille plus ou moins attentive, les yeux rivés sur le niveau dans lequel il venait de se lancer.
Des... blocs... de guimauve ? L'originalité de la grille lui soutira un haussement de sourcils surpris et il se concentra de plus belle pour faire exploser les scores de... sa collègue, tiens.
Une jolie blonde, dont la photo se découpa dans un coin de son écran. Lumineuse. Clichée. Et terriblement retouchée. Elle n'avait pas le teint aussi parfait, en temps normal.

« Elle joue à ça, elle... » murmura-t-il pour lui-même en ignorant totalement la discussion houleuse de Skaði et sa nouvelle meilleure amie pour la vie.

D'ailleurs, en parlant de meilleure amie...

Hypnos ne releva la tête que lorsque le poids lourd commença à s'éloigner en direction d'une nouvelle rangée de sièges.
Son regard se glissa ensuite sur Skaði et il se contenta de finalement retourner à son portable en se calant un peu plus confortablement dans son propre fauteuil. Elle ne semblait pas disposée à la moindre conversation et il n'avait pas envie de forcer ; entamer une discussion juste pour meubler le silence ne lui ressemblait pas et, de toutes manières, il aimait ce calme plus ou moins plat.

« Votre attention s’il vous plaît. À tous ceux allant à Berlin, veuillez vous présenter devant la porte 4C avec billet et passeport déjà sortis. Merci. »

Le mouvement qu'amorça l'immaculée le fit bouger lui-même.
Un craquage de cou et un étirement discret plus tard, Hypnos étendit ses deux longues jambes afin de se redresser puis cala son sac sur l'une de ses deux épaules, son portable désormais au fond de sa poche. Néanmoins persuadé qu'il oubliait quelque chose...

Ah, oui, sa question.

« Comment vont tes enfants ? » Il avait l'air plus ou moins sincère, sur l'instant. « Et Heinek--... Celle qui a un nom de bière. »

Heineken ? Il était plus ou moins sûr que c'était son nom de famille et, pourtant, quelque chose semblait clocher. Tant pis. Il ne se rappelait d'elle que parce qu'elle avait de jolies fesses, après tout.

Sur cette pensée, Hypnos attrapa alors son passeport ainsi que son billet puis se mit en route en direction de leur porte d'embarquement.

Ravi de te revoir, connasse.

Heikkinen donc. Il y était, à peu de choses près. C'était même déjà un miracle qu'il se soit plus ou moins rappelé de son prénom, quand bien même il avait totalement oublié l'amour presque obsessionnel qu'elle vouait aux Red Hot Chili Peppers.
La seconde réplique de Skaði arracha un sourire plus ou moins satisfait à Hypnos. Néanmoins discret. Les chiens font visiblement des chats. se retint-il de répliquer en se calant simplement dans la file, sans broncher lorsqu'elle s'appuya librement sur lui.

« Les portes du CMA lui sont ouvertes. » énonça-t-il simplement en inspectant d'un œil blasé le bordel innommable qui s'étendait sous leurs yeux.

Il n'était pas spécialement pressé, mais il n'aimait pas non plus le fait de devoir subir l'incompétence des hôtesses et la malhonnêteté des autres passagers.

« Damn, ton épaule est à la hauteur parfaite ástin mín. Et toi, à part le travail et les conquêtes ? »

Nouveau sourire. Le portrait que Skaði lui dressait indirectement était à la fois ridicule et à la fois cruellement véridique. Il ne pouvait pas nier que ses journées s'allongeaient entre les bureaux du CMA et les bras d'une femme différente à chaque fois qu'il en trouvait une à ramener dans son lit. Pas plus qu'il ne pouvait nier le fait de ne pas avoir changé en dépit du temps passé.

« Tu n'es pas bien grande, pourtant. » releva-t-il en lui jetant un rapide coup d'oeil tandis qu'un imprudent se cassait la gueule sous leurs yeux. « Mais rien n'a changé. J'ai peut-être un fils dans la nature mais je commence à me dire que c'est sûrement l'oeuvre de Declan. »

Son frère jumeau n'était pas réellement connu pour tenir bien plus en place que lui, après tout. Et plus il y pensait, plus l'hypothèse se paraît de vérité. Sans pourtant qu'il ne daigne s'y attarder.
Suivant l'échange entre la victime de la malice de Skaði et cette dernière sans le moindre mot, Hypnos attendit tout naturellement que l'effervescence de la foule devant eux ne soit tombée pour convenablement avancer, veillant tout de même à ne pas renverser le poids sur ses épaules au passage.

« Quand je te vois j'ai l'impression d'avoir un paresseux de compagnie, tu sais ? »

Et il exagérait à peine.